A l’extrémité du sport |
Par Yovan GILLES | |
C’est une histoire qui s’ouvre sur l’assurance d’un départ, se poursuit par la précarité d’un voyage et se prolonge jusqu’au dénouement qui, lui, reste en suspens. Les pratiquants des sports dits « à risque » savent que le risque ne vaut que dans la mesure où il est évalué comme tel : il est pris. L’impossible ne serait pas l’impossible s’il n’offrait une prise. Ces praticiens prennent un risque à la différence de l’imprudent qui, lui, « courra un danger » : présumant trop de ses forces il est insouciant comme qui ne sait prendre la mesure de sa peur ; il néglige ainsi, non seulement la puissance de l’élément, mais aussi l’enjeu motivant la rencontre avec lui. Les précautions à prendre, la vigilance à exercer dans la prise de risque définissent, par exemple, « l’art » de l’alpiniste, « consistant à affronter les plus grands dangers avec la plus grande prudence », affirme René Daumal, lequel appelle « art » « l’accomplissement d’un savoir dans une action. » Pour autant qu’il est possible d’apprécier cette passion du risque, ce qui pousse la vie humaine à prêter le flanc à l’abîme demeure cependant sans réponse, inaccessible. Comme l’espace du manque que parcourent les amoureux et les performers. À quelqu’un qui lui demandait pourquoi il voulait gravir la montagne Everest, Hillary répondit : « parce qu’elle est là ». Ce « là » dit le tout et le rien à la fois, impossible de contourner ce dont la seule présence est prétexte, pour l’humain, à relever le défi de vivre. Ce qui est alors le lot du philosophe amateur de surfaces, ce n’est pas seulement de surmonter sa peur devant le danger, de venir à bout des obstacles et, ensuite, faire l’inventaire de ses conquêtes. C’est d’associer à l’expérience du langage, à la recherche de sens une sensation singulière. La vie humaine, tentée de s’anéantir, puis rescapée, ressort de l’exploit plus intense, plus éveillée peut-être. Le philosophe d’altitude ou d’embruns ne se laisse pas fasciner par les splendeurs de la mort, il se rend vulnérable à l’élément qu’il courtise : il expose son corps. Lointaines sembleront ces considérations à celui qui n’a pas ressenti les déchirements, les enthousiasmes du corps cherchant ses prises ou son équilibre. Pas de beauté qui ne rencontre l’instabilité sur son chemin. Car s’il y a beauté elle est étrangère à la maîtrise, la virtuosité lui nuit. Le surfeur compose avec les accidents de la pente, il négocie avec ses difficultés ; son geste est beau pour autant qu’il est approprié, c’est-à-dire propre le plus souvent à tromper la chute. La poétique des sports à risque peut justement définir ce que Gibus de Soultrait appelle l’écriture du mouvement : c’est aux points les plus critiques du déferlement de la vague que le surfeur se rend capable d’inventer à chaque instant son équilibre. Écrivant une trajectoire sur la vague, les techniques du corps mises en œuvre par le surfeur ont peut-être pour fin l’écriture d’une phrase de mouvement. Mais la sensation n’a cependant pas à triompher du dicible. Y aurait-il une infirmité du langage à traduire avec des mots le ressenti de la sensation, seraient-ce pour autant les pensées qui seraient incommunicables, abstraites ? N’est-ce pas plutôt les actes et les risques qui les appellent ? La sensation n’est pas en divorce avec un langage qui en diffère le récit et qui, par là, en trahit la force. Si les mots manquent, comme dit l’autre, alors il faut bien les trouver. La recherche de sensation nous met en gourmandise quant à la recherche d’une poétique si instinctive, si affinée par l’élément, qu’elle devient à son tour aussi sensible que la vague qui ourle sous la planche. |